Suite à la disparition de Phil Harvey le 3 Décembre dernier, Nous partageons ci-dessous un article paru en 2015 où il explique sa vision de l’aide à travers les ONG qu’il a créés.
Très tôt dans sa carrière, le vendeur de sex toys, surnommé par certains le « père de la planification familiale », a exprimé son exaspération face à l’inefficacité généralisée du monde caritatif. Il s’est ainsi dévoué à montrer l’exemple au travers des trois associations dont il est le fondateur.
Par Eric Frazier
PHIL HARVEY se souviendra toujours de cette femme vêtue d’un sari en lambeaux, se précipitant vers lui alors qu’il était jeune membre du personnel de l’ONG CARE en Inde dans les années 60.
Elle s’était agenouillée à ses pieds lors d’une distribution de lait en poudre et de semoule de maïs dans un village du Pendjab qui avait été dévasté par une inondation.
Phil Harvey a toujours eu l’impression que ce genre de transaction, entre riches occidentaux et pauvres bénéficiaires, était teinté d’un unilatéralisme un peu malaisant. Comment le secteur du caritatif peut-il se revendiquer agent de la bienfaisance si cela implique pour un être humain de ressentir la nécessité de se prosterner devant un autre.
« C’est un concept qui me rend fou de rage », exprime Phil Harvey, 76 ans, mécène fondateur de donner trois organisations à but non lucratif et créateur de Adam & Eve, une entreprise de fabrication de jouets pour adultes et d’accessoires érotiques, dont les bénéfices constituent la principale source de financement des ONG.
« Je pense que de nombreuses organisations caritatives aux États-Unis aujourd’hui fonctionnent sur ce principe de gratitude : bien souvent, donner sert davantage à alimenter sa bonne conscience qu’à réellement porter assistance aux bénéficiaires. Pour moi, c’est inacceptable. C’est d’ailleurs presque immoral. »
Selon lui, cette approche est par ailleurs tout simplement inefficace. L’inefficacité est un problème qu’il observe se diffuser dans le secteur associatif, ne serait-ce, par exemple, simplement pour envoyer un remerciement à un donateur en temps opportun.
L’agacement de Harvey face à autant d’inefficacité, et sa fervente défense de principes libertariens, ont posé les fondements de quarante ans de carrière révolutionnaire dans l’entrepreneuriat social. Il met en garde que les idéaux à eux seuls ne changeront pas le monde. « Lorsque vous vous donnez pour mission de venir en aide à autrui, il faut d’abord se poser de nombreuses questions », explique-t-il. « Il ne suffit pas de faire ce qui nous semble être la bonne chose à faire. Cela requiert une réflexion profonde. »
Les deux premières organisations caritatives fondées par Phil Harvey avaient pour objectif d’améliorer les conditions de vie de communautés telles que les femmes du Pendjab, en veillant toutefois à le faire avec efficacité et de manière à préserver la dignité des bénéficiaires.
C’est donc jeune trentenaire qu’Harvey cocrée et prend la tête de la direction de Population Services International, une ONG d’envergure internationale spécialisée dans la santé et la planification familiale, alimentée d’un budget annuel de 500 millions de dollars. Vingt ans plus tard, il fonde DKT International, une deuxième ONG estimée à 160 millions de dollars, dont la mission consiste à mettre à disposition des méthodes de contraception dans 22 pays.
Au fil des années, les groupes ont reçu un montant cumulé de 50 millions de dollars de la part de leur fondateur, et ce en plus du soutien d’influents donateurs tels que les fondations Bill & Melinda Gates et William and Flora Hewlett.
Contrairement à une approche traditionnelle consistant à faire appel à des médecins pour distribuer des contraceptifs, les deux ONG ont développé une stratégie révolutionnaire de marketing social autour de la planification familiale, basée sur une approche centrée sur les usagers. Une approche désormais utilisée à grande échelle pour faciliter l’accès à la contraception dans les pays en développement.
Selon John Trybus, directeur adjoint du Center for Social Impact Communication de l’université de Georgetown, les travaux de Phil Harvey ont permis de valider le marketing social en tant que méthode efficace pour fournir des services de santé reproductive. Il ajoute : « Si cette stratégie paraît pertinente aujourd’hui, il faut rappeler que Phil avait intégré aux stratégies de changement social des principes commerciaux et une volonté tenace de prouver l’impact des interventions, à une époque où cette approche n’était pas encore la norme. »
Harvey a pu financer ses activités caritatives grâce aux dizaines de millions de dollars de bénéfices engendrés par son autre invention : Adam & Eve, un empire aux revenus annuels de 100 millions de dollars, dont les batailles judiciaires contre la censure dans les années 70 et 80 ont conduit à des décisions qui feront jurisprudence avec l’affirmation des droits des commerçants de l’industrie pornographique (protégés par le Premier amendement de la constitution des États-Unis). Décisions qui, par ailleurs, mèneront à des réformes judiciaires offrant une protection aux acteurs du
secteur face aux mesures anti-obscénité.
Ces luttes judiciaires joueront un rôle important dans la naissance de son tout dernier projet. Phil Harvey s’est retiré l’année dernière de son poste de PDG de DKT International pour se consacrer au développement du DKT Liberty Project, un groupe de plaidoyer en faveur des libertés civiles.
Les personnes qui le connaissent le mieux affirment que l’approche qu’il a adoptée de la philanthropie en tant qu’expert en matière d’efficacité émane de sa capacité unique à vider son esprit, identifier le problème, puis revenir avec une solution efficace.
À ce propos, A.C Bushnell, un ami et collègue de Harvey depuis les années 1970 et désormais directeur programme du Liberty Project, décrit le personnage ainsi : quand vous l’appelez pour connaître son avis sur une décision à prendre vis-à-vis d’un programme, à la place d’une réponse, il vous offre un silence. Et parfois ce silence peut durer une minute entière. En tout cas, le temps paraît long.
Les associés et amis proches de Harvey ont appris à prendre leur mal en patience. C’est qu’il est en pleine réflexion ; profonde. Et quand vient enfin la réponse, c’est soit pour donner des consignes précises, soit pour dire : « J’ai besoin d’un peu de temps pour y réfléchir. »
« Si vous lui parlez, il n’est pas du genre à divaguer. Il est peu bavard », décrit Bushnell. « Ce qui l’intéresse c’est le faire. Il est extrêmement efficace dans tout ce qu’il entreprend et accomplit de façon tout à fait étonnante plus de choses qu’une personne lambda. »
Phil Harvey ressent une modeste fierté à jouer le rôle d’un Robin des Bois du contrôle démographique, transformant les bénéfices engendrés par des adeptes de plaisir sexuel aux États-Unis en moyens de contraception destinés à déduire la pauvreté dans les pays en développement.
« C’est satisfaisant de savoir que Adam & Eve contribue à rendre les rapports sexuels aux États-Unis plus amusants et de meilleure qualité », ajoute-t-il. « Le sexe doit être vu comme quelque chose de sain et de bon, pas comme une pratique sale et honteuse. »
Portant une veste en tweed et ses lunettes loupe, le philanthrope ressemble davantage à un professeur d’université qu’à un magnat du porno. Harvey et sa femme, Harriet Lesser, sont mariés depuis 24 ans et vivent dans la banlieue de Washington. Il se rend au travail en écoutant la National Public Radio (NPR) et C-Span.
« Certains le considèrent comme un fondateur de la planification familiale », précise Bushnell. Mais Phil Harvey reste discret : « Il n’y aura jamais, par exemple, de bâtiment à son nom. »
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